-
La Question du rituel musical
Comment rituels et musiques sont-ils liés ?
Le rituel peut être sacré (rites religieux imposés aux pratiquants d'une religion)
Le rituel peut être profane (gestes ou paroles habituels, répétitifs, conventionnels)
La question du lien entre la musique et le rituel va se poser.
Etude du rituel musical à travers deux axes et deux groupes d'oeuvres relevant de l'art sacré et de l'art profane (des oeuvres concernées par les bouleversements historiques et artistiques du début du XXè siècle jusqu'à aujourd'hui)
Corpus d'oeuvres sacrées : Musique religieuse afro-américaine rituelle à la source des musiques populaires actuelles (Negro-spiritual -depuis le XIXès avec des textes issus de l'Ancien Testament- puis Gospel (depuis les années 1920 avec des textes issus surtout des Evangiles-) : titres principaux :
une oeuvre d'art totale profane (musique, danse, décors et costumes) basée sur un sacrifice rituel et qui bouleverse le monde artistique occidental : Le Sacre du Printemps d'Igor Stravinsky
1.Les Origines historiques du rituel du Gospel
Esclavage des Africains en Amérique du Sud Est
1619 : Premiers esclaves noirs débarqués en Virginie après d'inhumaines traversées de l'Atlantique pour travailler dans les champs de coton
au milieu du XIXès. : "évangélisation" forcée des communautés noires par le biais du rituel liturgique
une "église parallèle" va progressivement se développer mettant en avant la pratique des Negro-spiritual : les nouveaux convertis réinventent la mélodie liturgique "européenne" avec leur tradition musicale africaine. Ils insufflent leur énergie vocale et corporelle aux puissantes harmonies occidentales. Ils chantent avec ou sans instrument (harmonium) en utilisant de nombreux modes vocaux d'expression (hot intonation, ...) et donnent des "coups de hanches" à la rythmique "plate et carrée" occidentale en accentuant les temps faibles : 2 et 4.
Exemple évocateur de la puissance inspiratrice du Negro-spiritual jusqu'à aujourd'hui : Interprétation occidentale avec un arrangement du compositeur Michael Tippett pour la Philharmonie de Berlin en 2014. Cet arrangement met en valeur la puissance harmonique :
Le 7 février 1958, le Negro-spiritual est enregistré à New York par Louis Armstrong avec le Sy Oliver's Orchestra.
Après la fin de la Guerre de Sécession (1865) et l'élargissement de l'abolition de l'esclavage aux Etats Unis, les "spirituals" sont reconnus à leur juste valeur et dès 1870 une Chorale de Nashville (Tennessee) les met à son programme. Les Negro Spirituals sortent alors du lieu sacré de l'église.
"Swing low, sweet chariot" daterait de cette époque, 1862. il s'agit du negro spiritual le plus connu. Il aurait été composé par Wallace et Minerva Willis, des esclaves affranchis qui vivaient sur d'anciens territoires indiens. Le texte ferait allusion à une migration forcée en chariot le long de la red river (affluent du Mississippi). La comparaison se fait alors avec le prophète Elie gagnant le paradis à bord d'un chariot à proximité du Jourdain.
Swing Low Sweet Chariot - Fisk Jubilee Singers (1909)
L' université historiquement noire de Nashville, au Tennessee , a été fondée par l' American Missionary Association et des partisans locaux après la fin de la guerre civile américaine pour éduquer les affranchis et autres jeunes Afro-Américains . L'université de cinq ans était confrontée à de graves difficultés financières. Pour éviter la faillite et la fermeture, le trésorier et directeur musical de Fisk, George L. White, un missionnaire du Nord blanc dédié à la musique et prouvant les Afro-Américains étaient les égaux intellectuels des blancs, [2]rassemblé un chœur d'étudiants de neuf membres, composé de quatre hommes noirs (Isaac Dickerson, Ben Holmes, Greene Evans, Thomas Rutling) et cinq femmes noires (Ella Sheppard, Maggie L. Porter , Minnie Tate, Jennie Jackson, Eliza Walker) pour aller en tournée pour gagner de l'argent pour l'université
2.L'appropriation des textes sacrés dans le Negro-spiritual : la lutte pour la liberté et contre le racisme
Les thématiques des premiers negro spirituals prennent leur source dans les Ecritures Saintes et en particulier dans les Episodes de l'Ancien Testament (Adam et Eve, Noé, Moïse, l'Exode...). En se référant à l'esclavage des Hébreux par les Egyptiens, les Negro Spirituals retrouvent dans la signification du texte anglais la même soif de liberté et d'espoir.
(Extrait de Go down Moses)
When Israel was in Egypt land...
Let My People Go!
Oppressed so hard they could not stand...
Let My People Go! (...)
(Exode 5:1 et 8:1 : « L'Éternel dit à Moïse : Va vers Pharaon, et tu lui diras : Ainsi parle l'Éternel : Laisse aller mon peuple, afin qu'il me serve. »).
Plus largement, le Gospel invoque la liberté et le droit de tous. Ce n'est pas un hasard si Joan Baez fera retentir le gospel pour la liberté "Oh freedom" lors de la manifestation pour les droits civiques des noirs américains à Washington en 1963 aux côtés de Martin Luther King.
Ici la version des Golden Gospel Singers
avec la répétition de la même phrase à chaque strophe
"But befor I'd be a slave, I'd be buried in my grave, and go home to my lord and be free"
The problem we all live with
Norman Rockwell 1964
3.Le Gospel : Une activité artistique et spirituelle collective
Au contraire du blues qui se chante seul avec sa guitare et qui véhicule l'image du solitaire racontant la déréliction du monde réel et ses difficultés bien païennes, le Gospel se pratique à plusieurs, dans un esprit de communautarisme et met en avant les valeurs spirituelles d'une foi tournée vers la lumière.
A l'époque de la montée en puissance du blues et du gospel qui donneront naissance au jazz, au tournant du XXè siècle, la communauté noire américaine enchaîne les concerts de blues la semaine avec les offices religieux chantés le week end.
On assiste à la naissance de nouvelles formations comme celle du quartet vocal masculin qui prend exemple sur les bases harmoniques de la musique savante en ajoutant les formules rythmiques accentuées et décalées.
Un lieu sacré : Une église
Le principe du call and response à l'image du prêcheur qui s'adresse à ses fidèles
Extrait des Blues Brothers avec James Brown
entre le sermon et la battle ?
4.Rites sacrés et rites païens : transe et art de l'improvisation /
https://journals.openedition.org/lhomme/24961?file=1
La danse du diable et du bon dieu Le blues, le gospel et les Églises spirituelles Erwan Dianteill,
(...)En effet, il existe aux États-Unis un type d’églises noires qui ne connaît pas ou peu cette barrière entre genres musicaux, et ce dès leurs fondations dans les années 1920. Il s’agit des Églises dites « spirituelles » (Spiritual Church) dont les caractéristiques sociales, les croyances et les rituels sont proches des religions afrocaribéennes. Les oppositions binaires (bien/mal, homme/femme, religion/magie, Dieu/Diable, homme blanc/homme noir) des églises protestantes noires américaines y sont peu opératoires, même si les Églises spirituelles subissent la pression de la religion dominante qui tend à imposer ses canons. Les rares auteurs qui ont étudié ce mouvement religieux (Baer 1984, Jacobs & Kaslow 1991) ont insisté sur le syncrétisme qui le caractérise : on peut y déceler des influences catholiques, pentecôtistes, spirites et vaudou.(...)
(...)Comme les religions afro-caribéennes, les Églises spirituelles ne sont pas organisées sur la base des partitions catégorielles qui structurent l’éthique protestante, y compris dans sa version noire américaine25. En premier lieu, la distinction entre bien et mal y est faiblement opératoire. Alors que le Décalogue est au cœur du discours baptiste ou méthodiste, les sermons que l’on entend dans les Églises spirituelles sont d’une nature assez différente. Ils mettent surtout l’accent sur la force de l’homme lorsqu’il est accompagné par Dieu. L’un des textes bibliques le plus fréquemment entendu est le XXIIIe psaume de David. (...)
(...)la partition du monde spirituel entre entités « bonnes » et « mauvaises » ne recouvre pas la pratique religieuse réelle des croyants, en particulier dans le domaine musical et chorégraphique. Alors que les Églises chrétiennes, pentecôtistes notamment, pratiquent de façon séparée le baptême dans l’Esprit Saint et les rituels d’exorcisme, le contact physique avec le sacré lors du service religieux n’est pas éthicisé dans les Églises spirituelles. C’est ce que j’essaierai de montrer en illustrant mon propos par des exemples et des images extraites d’un documentaire filmé à La Nouvelle-Orléans et à Chicago en 2002, intitulé Roll with the Spirit (Dianteill 2004) (...)
L'immobile et le mobile
Bibliographie structurée par thèmes et sources
Gospel :
Arts et musiques dans l'HISTOIRE XXè et XXIè siècles, Michel Asselineau, J.P. Caens et Bernard Fort, Editions Lugdivine, Lyon, 2013
Une oeuvre d'art totale (musique, danse, décors et costumes) basée sur un sacrifice rituel et qui bouleverse le monde artistique occidental : Le Sacre du Printemps d'Igor Stravinsky
Nicolas Roerich, peintre archéologue consulté par Stravinsky
Les vieux mythes de la Russie païenne
Argument imaginé par Stravinsky :
"Les vieux sages, assis en cercle et observant la danse à la mort d'une jeune fille, qu'ils sacrifient pour leur rendre propice le dieu du printemps."
Il a imaginé "une suite de mouvements rythmiques d'une extrême simplicité, exécutés par des grands blocs humains"
Peu de descendance du Sacre
Oeuvre unique et originale mais une référence
Oeuvre musicale qui se suffit à elle-même. Stravinsky raconte, dans Chroniques de ma vie, comment la représentation purement instrumentale de l'oeuvre au Casino de Paris a connu un grand succès en avril 1914 :
"le public n'était plus distrait par le spectacle public, mais écouta mon oeuvre avec une attention concentrée"
Stravinsky lui-même ne voulait pas de scénarios mais des tableaux enchaînés comme pour une liturgie artistique
Cf Interview au Daily Mail 13 février 1913 :"Le couronnement du Printemps n'a pas d'intrigues...C'est une succession de cérémonies de l'ancienne Russie."
La fonction du rite est ici très claire et efficace. Aucun scénario ne vient obstruer le geste rythmique symbolique. Le danseur peut réellement se laisser porter par les puissances vibratoires des sons massifs de l'orchestre et passer dans un état autre, voire sacré.
Martha Graham qui a été l'Elue pour Leonide Massine en 1930, livre en 1984 sa propre vision du Sacre comme un rituel chamanique. Peut-être se rapproche-t'elle davantage de la volonté du compositeur qui d'ailleurs n'appréciait pas le manque de musicalité de Ninjinski. Selon Stravinsky, la chorégraphie "alourdissait et obscurcissait" la partition en alignant des pas compliqués.
Il a imaginé "une suite de mouvements rythmiques d'une extrême simplicité, exécutés par des grands blocs humains"
Plus forte et primitive encore pourrait sonner la version de Pina Bausch.
1975 : Pina Bausch (fondatrice du Tantztheater de Wuppertal) Sacre à la marche haletante d'une société sauvage et primitive. Des groupes apparemment désorganisés se lancent dans des figures proches de la transe. La "peur ancestrale", l'angoisse "sans histoire" imprègne la scène. Lutte pour la survie où s'affrontent jeunes hommes et jeunes femmes.
Danse sacrale
Extraits/ Rondes printanières
Seul décor : la terre comme pour une arène, espace clos du combat proche de la bestialité primaire.
Une composition abstraite
La composition de Stravinsky paraît abstraite aux oreilles des contemporains amateurs d'opérettes et habitués aux mélodies accompagnées avec des paroles bien compréhensibles.
L'oeuvre symphonique est par essence plus abstraite dès lors que la voix n'apparaît pas.
Les ballets de Tchaikovsky ont ceci de plus concret pour l'oreille qu'on peut chantonner et siffler un air en partant et apprécier confortablement les accompagnements ploum ploum sur des rythmes de valse etc.
Avec Stravinsky, le recours à l'argument du primitif implique une construction musicale avec des blocs sonores, des accents rythmiques inconnus et asymétriques
Domaine musicale le plus novateur : le traitement rythmique
Sauvagerie, liberté, agressivité du geste rythmique
Le parallèle peut se faire avec les Compositions contemporaines de Kandinsky et de ses acolytes plasticiens : Composition VI, 1913, Huile sur toile, 194X294cm, Coll.Musée de l'Ermitage, Saint Petersbourg (exposée au Centre Pompidou lors de la première exposition française sur la question de la spiritualité : Traces du sacré (2008)
La Musique et la transe, Gilbert Rouget, 1980